Dans les rues pavées du Vieux-Montréal, en 1737, une femme de courage et de foi, Marguerite d’Youville, posait les premières pierres d’un engagement qui allait transformer la ville et bien au-delà.
Avec quelques compagnes, elle fondait les Sœurs de la Charité de Montréal, mieux connues sous le nom de Sœurs Grises. Ce nom, né d’un jeu de mots mêlant sobriquet moqueur et teinte de leur habit, deviendrait pourtant synonyme de lumière et d’espoir pour les laissés-pour-compte de la société.
L’approche des Sœurs Grises était d’une simplicité lumineuse : voir la dignité là où d’autres ne voyaient que désespoir. Elles ouvraient leurs portes aux pauvres, aux malades, aux orphelins, et à tous ceux qui, dans un Montréal naissant, vivaient aux marges.
Dès 1747, elles prenaient en charge l’Hôpital Général de Montréal, non pas pour y ériger une institution d’élite, mais pour en faire un refuge accessible à tous, quelles que soient leurs croyances, leurs origines ou leurs fautes.
Leur service allait au-delà des soins. Les Sœurs Grises apportaient de la chaleur, un repas chaud, un mot d’encouragement. Elles savaient que soigner le corps ne suffisait pas : il fallait aussi panser les blessures de l’âme. Leur approche spirituelle, fondée sur l’amour du prochain, les guidait à chaque instant.
Elles n’étaient pas des juges, mais des compagnes de route pour ceux qui avaient trébuché.
Loin d’être un simple regroupement de bonnes volontés, les Sœurs Grises avaient une organisation remarquable pour leur époque. Elles mettaient en place des circuits d’approvisionnement pour nourrir les nécessiteux, géraient des fermes pour subvenir à leurs besoins, et formaient leurs novices à des compétences pratiques comme la médecine et l’éducation.
Elles ne cherchaient pas la reconnaissance mais l’efficacité. Marguerite d’Youville elle-même disait :
« Le pauvre est maître ici. Nous ne sommes que ses servantes. »
Une leçon d’humilité qui résonne encore aujourd’hui.
Mais l’histoire des Sœurs Grises n’est pas exempte de défis. Avec la modernisation de Montréal, les besoins sociaux changeaient. Les années 1960, marquées par la Révolution tranquille, apportèrent une laïcisation progressive des services sociaux. Les organismes gouvernementaux et communautaires prirent peu à peu le relais, transformant le paysage du travail social.
Les Sœurs Grises, loin de se retirer dans l’amertume, adaptèrent leur mission. Elles continuèrent à servir, souvent dans l’ombre, et laissèrent leur empreinte sur les institutions modernes. Leur héritage spirituel — le dévouement, l’empathie, et le sens du service — devint une boussole pour les professionnels laïques qui prirent leur place.
En 2024, le travail social à Montréal fait face à de nouveaux défis : diversité culturelle, complexité des besoins, pressions financières et technologiques. Pourtant, au cœur de cette évolution, l’héritage des Sœurs Grises reste un rappel précieux : on ne peut avancer sans savoir d’où l’on vient.
Les professionnels du milieu doivent se souvenir qu’ils ne sont pas là que pour remplir des formulaires ou atteindre des quotas. Ils sont là aussi pour incarner la même flamme que Marguerite d’Youville et ses compagnes : celle qui réchauffe les âmes et rallume l’espoir.
En revisitant l’histoire des Sœurs Grises, nous découvrons que leur message est intemporel : le service aux plus vulnérables est bien plus qu’une profession, c’est une vocation. Leur humilité et leur dévouement nous rappellent pourquoi ce travail est essentiel, et pourquoi il doit toujours être guidé par un profond respect pour la dignité humaine.
Et vous, professionnels d’aujourd’hui, quelle empreinte laisserez-vous pour transformer le présent ?
Thierry Jean-Baptiste
Créateur de Zone-Grise